La haine est le plus néfaste de tous les poisons mentaux. Elle motive les violences, les génocides et toutes les atteintes à la dignité humaine. Il est rare que nous soyons capables de considérer un criminel comme la victime de sa propre haine. Il est encore plus difficile de comprendre que le désir de vengeance procède fondamentalement de cette émotion qui a conduit l’agresseur à nous nuire. Tant que la haine de l’un engendre celle de l’autre, le cycle du ressentiment et des représailles n’aura jamais fin.
La haine amplifie les défauts de son objet et ignore ses qualités. L’esprit, obsédé par l’animosité et le ressentiment, s’enferme dans l’illusion et se persuade que la source de son insatisfaction réside entièrement à l’extérieur de lui-même. En vérité, même si le ressentiment a été déclenché par un objet extérieur, il se trouve dans notre esprit.
Les effets néfastes et indésirables de la haine sont évidents. Il suffit de regarder un instant sur soi. Sous son emprise, l’esprit voit les choses d’une manière irréaliste, ce qui est source de frustration sans fin.
« En cédant à la haine, nous ne faisons pas nécessairement du tort à notre ennemi, mais nous nuisons à coup sûr à nous-mêmes ». Citation du Dalaï-lama.
Même si nous allons jusqu’au bout de notre rage, nous n’éliminerons jamais tous nos ennemis. Tant que nous hébergeons en nous cet ennemi intérieur qu’est la colère ou la haine, nous aurons beau détruire nos ennemis extérieurs aujourd’hui, d’autres surgiront demain. Une fois que la haine nous submerge, nous ne sommes plus maîtres de nous-mêmes et il nous est impossible de penser en termes d’amour et de compassion. Nous suivons alors aveuglément nos penchants destructeurs.
Si l’on regarde un individu en proie à la haine, la colère et l’agressivité, à la lumière violente et crue de tels débordements, on devrait le considérer davantage comme un malade qu’un ennemi.
Il n’existe d’autres remèdes que la prise de conscience personnelle, la transformation intérieure et la persévérance altruiste. Le mal est un état pathologique.
La haine commence toujours par une simple pensée, c’est le moment précis où il faut intervenir et avoir recours à l’une des méthodes de dissolution des émotions négatives que nous avons décrites auparavant. (Voir le chapitre 9 de la première partie de la chronique qui traite des remèdes face aux émotions perturbatrices)
Chapitre 13: Bonheur et altruisme
Les joies de l’altruisme: des recherches ayant porté sur plusieurs centaines d’étudiants ont mis en évidence une corrélation indéniable entre l’altruisme et le bonheur. Les personnes les plus altruistes sont aussi les plus heureuses. Lorsqu’on est heureux, le sentiment de l’importance de soi diminue, on est plus ouvert aux autres. Il est par ailleurs connu que la dépression aiguë s’accompagne d’une difficulté à ressentir et à exprimer de l’amour pour les autres. Cela concorde avec le point de vue bouddhiste, qui tient l’égocentrisme pour cause principale du mal-être, et l’amour altruiste pour composante essentielle du bonheur véritable.
L’interdépendance entre tous les phénomènes en général, et entre tous les êtres en particulier, est telle que notre propre bonheur est intimement lié à celui des autres. Les recherches de Martin Seligman, spécialiste et pionnier de la « psychologie positive », montrent que la joie qui accompagne un acte de bonté désintéressé procure une satisfaction profonde.
Les facteurs mentaux destructeurs sont des déviations qui nous éloignent chaque fois un peu plus de notre nature profonde, jusqu’à ce que nous oubliions son existence même. Cependant, rien n’est jamais irrémédiablement perdu. Même recouvert d’immondices, l’or reste de l’or dans sa nature essentielle. Les émotions destructrices ne sont que des voiles, des surimpositions. La relation entre bonté et bonheur devient alors plus claire. Ils engendrent et se renforcent l’un l’autre et tous deux reflètent un accord avec notre nature profonde. La joie et la satisfaction sont étroitement liées à l’amour et à la tendresse. Le malheur, lui, va de pair avec l’égoïsme et l’hostilité.
« Tous ceux qui sont malheureux le sont pour avoir cherché leur propre bonheur;
Tous ceux qui sont heureux le sont pour avoir cherché le bonheur des autres.
À quoi bon tant de paroles?
Comparez seulement le sot attaché à son propre intérêt et le saint qui agit dans l’intérêt des autres. » Shantideva
Chapitre 14: Le bonheur des humbles
L’orgueil, exacerbation du moi, consiste à s’infatuer des quelques qualités que l’on a, et à s’attribuer celles dont on est dépourvu. Il ferme la porte à tout progrès personnel, car pour apprendre il faut d’abord penser qu’on ne sait pas.
L’humilité est une valeur oubliée du monde contemporain, théâtre du paraître. Cette obsession de l’image qu’on doit donner de soi est telle que l’on ne se pose même plus la question du bien-fondé du paraître, mais seulement celle du comment bien apparaître.
Contrairement à la suffisance qui est l’apanage du sot, l’humilité est la vertu féconde de celui qui mesure tout ce qui lui reste à apprendre et l’étendue du chemin qu’il doit encore parcourir. Les humbles ne sont pas des gens beaux et intelligents qui s’évertuent à se persuader qu’ils sont laids et stupides, mais des êtres qui font peu de cas de leur ego. N’étant pas le nombril du monde, ils s’ouvrent aux autres et se situent dans la juste perspective de l’interdépendance.
L’arrogant et le narcissique se nourrissent de fantasmes et se heurtent sans cesse au réel. Les désillusions inévitables qui s’ensuivent peuvent engendrer la haine de soi (lorsqu’on réalise que l’on n’est pas à la hauteur de son attente) ainsi qu’un sentiment de vide intérieur. Forte d’une sagesse dans laquelle les fanfaronnades du moi n’ont aucune place, l’humilité évite ces tourments inutiles. À la différence de l’affectation qui a besoin d’être reconnue pour survivre, l’humilité va de pair avec une grande liberté intérieure. L’humble n’a rien à gagner et rien à perdre. Si on le critique, il considère qu’exposer ses défauts au grand jour est le meilleur service que l’on puisse lui rendre.
Paradoxalement, l’humilité favorise la force de caractère: l’humble prend ses décisions selon ce qu’il estime être juste et s’y tient, sans s’inquiéter ni de son image, ni de l’opinion d’autrui.
Chapitre 15: La jalousie
Étrange sentiment que la jalousie en étant jaloux du bonheur des autres, sûrement pas de leur malheur. Ne serait-il pas naturel de souhaiter leur bonheur? Pourquoi être affecté lorsqu’ils sont heureux? Le contraire de la jalousie, c’est se réjouir de toutes joies, petites et grandes, que connaissent les autres.
La jalousie procède d’une blessure du moi, elle est donc le fruit d’une illusion. Elle est fondamentalement une incapacité à se réjouir du bonheur d’autrui. Qui plus est, la jalousie est absurde pour celui qui la ressent, puisqu’à moins qu’il n’ait recours à la violence, il en est la seule victime. Son dépit n’empêche pas ceux dont il est jaloux d’avoir plus de succès, d’argent ou de qualités.
Nos attachements ont construit l’édifice de la possession affective et quand bien même l’ego fait de son mieux pour étayer les murs, la jalousie le fait craquer de toutes parts. L’adoration égocentrique a bâti cette citadelle aux dépens de notre bonheur et de celui de ceux qui nous entourent, comme les tyrans érigent des châteaux arrogants et inutiles au prix du tourment des serfs qui l’oppriment. Il n’y a en effet qu’une solution: démanteler pierre par pierre les murailles de cette forteresse.
Une âme en paix peut partager son bonheur, mais n’a que faire de la jalousie. Les émotions perturbatrices n’ont guère prise sur elle: elle les perçoit comme des images bariolées projetées sur un écran qui s’évanouissent à la lumière du soleil, comme les tribulations d’un rêve qui disparaissent au réveil.
Chapitre 16: Voir la vie en or, en rose ou en gris.
Il y a de nombreuses façons de faire l’expérience du monde. Voir la vie en or, c’est essentiellement se rendre compte que tous les êtres, y compris nous-mêmes, ont en eux un extraordinaire potentiel de transformation intérieur et d’action. C’est aborder le monde et les êtres avec confiance, ouverture et altruisme. Cela ne signifie pas qu’il faille voir la vie en rose, se voiler la face devant la réalité et déclarer avec une naïveté béate que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le juste équilibre consiste à allier une puissante détermination à leur venir en aide à une vision vaste, qui ne perd jamais de vue ce potentiel de transformation même lorsque la souffrance semble omniprésente. Cela évite de tomber dans l’autre extrême, lequel consiste à voir la vie en gris et penser qu’elle est vouée à l’échec et au malheur, qu’on ne peut rien faire de bons, pas plus qu’on ne peut sculpter un morceau de bois pourri.
Le pessimiste anticipe constamment le désastre et devient une victime chronique de l’anxiété et du doute. Morose, irritable et angoissé, il n’a confiance ni dans le monde ni en lui-même et s’attend constamment à être brimé, abandonné et ignoré.
L’optimiste en revanche, est confiant dans le fait qu’il est possible de réaliser ses aspirations et qu’avec patience, détermination et intelligence, il finira par y arriver. De fait, le plus souvent, il parvient.
Pour un optimiste, perdre espoir n’a aucun sens. On peut toujours faire mieux (au lieu d’être catastrophé, résigné ou dégoûté), limiter les dégâts (au lieu de tout laisser partir à la dérive), trouver une solution de rechange (au lieu de stagner pitoyablement dans l’échec), rebâtir ce qui a été détruit (au lieu de se dire que « tout est fini! »), considérer la situation actuelle comme un point de départ (au lieu de passer son temps à pleurer le passé et à se lamenter sur le présent), repartir de zéro (au lieu de terminer de zéro), comprendre qu’il est essentiel de faire des efforts soutenus dans la direction qui semble la meilleure (au lieu d’être paralysé par l’indécision et le fatalisme), utiliser chaque moment présent pour progresser, apprécier, agir, jouir de la paix intérieure (au lieu de perdre son temps à ruminer le passé et à redouter l’avenir).
L’optimiste ne renonce pas rapidement: fort de l’espoir qu’il va réussir, il persévère et réussit plus souvent que le pessimiste, surtout dans des circonstances adverses. Le pessimiste a tendance à reculer devant la difficulté, à sombrer dans la résignation ou à se tourner vers des distractions temporaires qui ne résoudront pas ses problèmes. Le pessimiste fait preuve de peu de détermination, car il doute de tout et de tous, voit l’échec dans chaque entreprise (au lieu de la possibilité de grandir, s’épanouir, fructifier), le malintentionné, l’égoïste et le profiteur dans chaque personne (au lieu de voir des êtres humains qui, comme tout le monde, aspirent au bonheur et redoutent la souffrance). Il voit une menace dans chaque nouveauté et guette les catastrophes.
Il y a une dimension encore plus fondamentale de l’optimisme, celle de la réalisation du potentiel de transformation que nous avons souvent mentionné et qui se trouve en chaque être humain, quelle que soit sa condition. C’est finalement cela qui donne un sens à la vie humaine. L’ultime pessimiste revient à penser que la vie dans son ensemble ne vaut pas la peine d’être vécue. L’ultime optimiste, à comprendre que chaque instant qui s’écoule est un trésor, dans la joie comme dans l’adversité. Ce ne sont pas là de simples nuances, mais une différence fondamentale dans la façon de voir les choses. Un tel écart de perspective est lié au fait d’avoir ou non trouvé en soi cette plénitude qui est seule apte à nourrir une paix intérieure et une sérénité de tous les instants.
Chapitre 17 : Le bonheur dans la tempête
Les pensées peuvent être tour à tour nos meilleures amies et nos pires ennemies. Lorsqu’elles nous font croire que le monde entier se dresse contre nous, chaque perception, chaque rencontre, l’existence même du monde devient source de tourments. Ce sont nos pensées elles-mêmes qui se « dressent en adversaires ». Par myriades, elles nous transpercent l’esprit, créant chacune sa propre fantasmagorie dans un tumulte qui ne cesse d’accroître notre confusion. Rien ne va plus dehors, parce que rien ne va plus dedans.
Cela est le résultat de constructions mentales qui, en s’accumulant et se solidifiant, donne l’illusion d’être extérieures et réelles. Ce qui fournit la matière première de ce nœud et lui permet de se former en nous, c’est le sentiment de l’importance de soi. Pour faire la paix avec les émotions, il faut se libérer des tendances qui les nourrissent, lâcher prise au plus profond de soi, dissoudre les cibles de la souffrance que le moi s’ingénie à fabriquer.
Comment procéder ? En premier lieu, il convient de poser tranquillement le regard sur la force brute de la souffrance intérieure. Au lieu de l’éviter ou de l’enfouir dans un recoin de notre esprit, faisons-en l’objet de notre méditation, mais sans ruminer les événements qui ont provoqué la douleur ni examiner une à une les images du film de notre vie. Lorsqu’une émotion douloureuse nous frappe de plein fouet, si nous passons notre temps à en rechercher les causes, il y a de fortes chances pour qu’elle s’amplifie. Le plus urgent est donc de la regarder en face, en l’isolant des pensées envahissantes qui l’attisent. Une fois que la force de l’émotion aura décru, les raisons qui l’ont déclenchée ne paraîtront plus aussi dramatiques et nous aurons ainsi une chance de sortir du cercle vicieux des pensées négatives.
Pour ce faire, reprenons l’analyse qui consiste à se demander d’où cette émotion tire son pouvoir. A-t-elle une substance ? Une localisation ? Une couleur ? En l’examinant, nous ne lui trouvons aucune de ces qualités. Cela contribue à réduire l’importance que nous lui accordons. Mais, le plus souvent, l’émotion resurgira. Il faut alors passer à un autre plan, le mal qui nous afflige puise généralement sa force dans le rétrécissement de notre univers mental. Les événements et les pensées ne cessent alors de rebondir contre les parois de notre prison intérieure. Ils s’accélèrent et s’amplifient, chaque rebond nous infligeant de nouvelles meurtrissures. Il faut donc élargir notre horizon intérieur, au point que l’émotion n’ait plus de murs où ricocher. Et quand ces murs, crées de toutes pièces par notre moi, s’évanouissent, les projectiles du malheur vont se perdre dans le vaste espace de la liberté intérieure. Développer et préserver cet élargissement de l’horizon intérieur est capital. L’un des meilleurs moyens consiste à méditer sur des sentiments qui dépassent nos afflictions mentales, par exemple sur un sentiment d’amour altruiste à l’égard de tous les êtres.
Il est tentant de reporter systématiquement la faute sur le monde et les autres. Quand on se sent mal, angoissé, déprimé, irritable, fatigué intérieurement, on en attribue bien vite la responsabilité à l’extérieur : tensions avec les collègues de travail, querelle avec le conjoint… La couleur du ciel elle-même peut devenir une cause de souffrance. Ce réflexe est bien davantage qu’une simple échappatoire psychologique. Il reflète une perception erronée des choses qui nous fait attribuer aux objets extérieurs des qualités inhérentes alors que ces qualités sont en vérité étroitement dépendantes de notre propre esprit. C’est en transformant notre esprit que nous pouvons transformer « notre » monde. Des émotions difficiles à gérer peuvent ainsi produire un effet positif en agissant comme le révélateur des causes de notre souffrance.
Chapitre 18 : Temps d’or, temps de plomb, temps de pacotille
Le temps est souvent comparable à une fine poudre d’or que nous laisserions couler distraitement entre nos doigts sans même nous en apercevoir. Il est donc essentiel à la quête du bonheur de prendre conscience que le temps est notre bien le plus précieux. Il faut avoir la force d’esprit de ne pas céder à la petite voix qui nous susurre d’accorder d’incessantes concessions aux exigences de la vie quotidienne.
« Ce n’est pas que nous disposions de très peu de temps, c’est plutôt que nous en perdons beaucoup » Citation de Sénèque
La vie est courte. Si l’on ne cesse de reporter l’essentiel à plus tard pour se laisser piéger par les contraintes incohérentes de la société, on sera toujours perdant. Les années ou les heures qui nous restent à vivre sont comme une précieuse substance qui s’effrite facilement et n’offre aucune résistance au gaspillage.
Le désœuvré parle de « tuer le temps ». Le temps n’est plus alors qu’une longue ligne droite monotone. Il pèse sur l’oisif comme un fardeau et accable celui qui ne supporte pas l’attente, le retard, l’ennui, la solitude, la contrariété et parfois même l’existence. Chaque instant qui passe aggrave son emprisonnement. Ressentir le temps comme une expérience pénible et insipide, sentir qu’on n’a rien fait au terme de la journée, au terme d’une année, puis au terme d’une vie, signale à quel point nous demeurons inconscients du potentiel d’épanouissement dont nous sommes porteurs. L’ennui est le mal de ceux pour qui le temps n’a plus de valeur.
À l’inverse, celui qui perçoit l’inestimable valeur du temps profite de chaque instant de répit dans les activités quotidiennes et les stimulations extérieures pour goûter avec délices la sérénité de l’instant. Il en va de même de la solitude, celui qui s’isole des êtres et de l’univers pour stagner dans la bulle de l’ego se sentira seul au milieu d’une foule. Mais qui perçoit l’interdépendance de tous les phénomènes ne saurait souffrir de la solitude, l’ermite, par exemple, lequel sait demeurer en harmonie avec l’univers tout entier.
La distraction, ce n’est pas la détente sereine d’une marche en montagne, mais les activités vaines et les interminables bavardages intérieurs qui, loin d’éclairer l’esprit, l’entraînent dans un épuisant chaos. Cette distraction disperse l’esprit sans pour autant lui procurer de repos. Que l’on se trouve dans un état de détente ou de concentration, de tranquillité ou d’activité intense, il faut apprécier le temps à sa juste valeur.
Faute d’avoir examiné sa vie, on tient pour acquis que l’on n’a pas le choix et qu’il est plus simple de laisser les activités se succéder et se presser comme elles l’ont toujours faite et continueront de le faire. Or, si nous n’abandonnons pas les distractions et les activités stériles et incessantes du monde, ce ne sont pas elles qui nous abandonneront, elles prendront même de plus en plus de place dans notre vie.
Chapitre 19 : Captivé par le flot du temps
Qui n’a pas fait l’expérience d’une absorption intense dans un acte, une expérience ou une sensation ? Dans les années 60, un psychologue, Mihaly Csikszentmihaly fut frappé par le fait que, lorsqu’un artiste était entièrement absorbé par son œuvre et en poursuivait le travail jusqu’à son terme, oubliant la fatigue, la faim et l’inconfort, l’exécution d’une peinture se passait bien. Puis la création achevée, son intérêt tombait rapidement. Il avait vécu une expérience de « flux », durant laquelle le fait d’être immergé dans ce que l’on fait compte plus que le résultat. L’entrée en état de flux dépend intimement du degré d’attention accordé à l’expérience vécue.
Pour entrer dans le « flux », il faut que la tâche mobilise toute notre attention et forme un défi à la hauteur de nos capacités : si elle est trop difficile, la tension s’installe puis l’anxiété ; si elle est trop facile, on va se relâcher et vite s’ennuyer. Dans l’expérience du « flux », une résonance s’établit entre l’action, le milieu extérieur et la pensée. Dans la plupart des cas, cette fluidité est ressentie comme une expérience très satisfaisante.
L’expérience du « flux » nous encourage à persister dans une activité particulière et à y revenir. Le « flux » reste un outil, pour qu’il puisse engendrer une meilleure qualité de vie, il doit être imprégné de qualités humaines, tels l’altruisme et la sagesse. La contemplation de la nature de l’esprit, par exemple, est une expérience profonde et fertile qui combine la relaxation et le flux.
Chapitre 20 : Une sociologie du bonheur
L’un des buts de cet ouvrage est de déterminer les conditions qui favorisent le bonheur et celles qui l’entravent. Que nous apprennent les études de psychologie sociale consacrées aux facteurs influant sur la qualité de notre existence ?
Trois conclusions principales s’imposent :
– Nous avons une prédisposition génétique à être heureux ou malheureux : environ 50% de la tendance au bonheur peuvent être attribués aux gènes.
– Les conditions extérieures et autres facteurs généraux (statut social, éducation, loisirs, richesse, sexe, âge, ethnie, etc.) ont une influence, mais n’expliquent que 10 à 15% des variations dans la satisfaction de la vie.
– On peut influencer considérablement l’expérience du bonheur et du malheur par sa manière d’être et de penser, par la façon dont on perçoit les événements et l’existence et dont on agit en conséquence.
Chapitre 21 : Le bonheur au Laboratoire
Dans quelle mesure peut-on former le cerveau à fonctionner de façon constructive, à remplacer l’avidité par le contentement, l’agitation par le calme, la haine par la compassion ?
Les médicaments sont la principale réponse en occident aux émotions perturbatrices, pour le meilleur et pour le pire. Il ne fait aucun doute que les antidépresseurs ont apporté du réconfort à des millions de personnes. Mais quelqu’un peut-il, par ses propres efforts, obtenir des changements positifs et durables du fonctionnement de son cerveau ?
Plusieurs programmes de recherches ont été lancés pour étudier des individus qui se sont consacrés pendant une vingtaine d’années au développement systématique de la compassion, de l’altruisme et de la paix intérieure. Le but du programme est d’envisager la méditation comme un entrainement de l’esprit, comme une réponse pratique à l’éternel casse-tête que constitue la gestion des émotions destructrices.
Plusieurs expériences ont été menées sur de grands méditants et ont montré qu’un entrainement de l’esprit de façon à maîtriser les émotions destructrices est possible. L’un d’eux Öser étant même capable d’aller jusqu’à réguler volontairement son activité cérébrale. En comparaison, la plupart des sujets inexpérimentés auxquels on assigne un exercice mental s’avèrent incapables de limiter leur activité mentale à cette tâche.
Ces recherches sont prometteuses afin d’intégrer certains aspects pratiques, non religieux, d’un tel entrainement dans l’éducation.
Chapitre 22 : L’éthique, science du bonheur ?
Selon le bouddhisme, le but de l’éthique est de se libérer de la souffrance, et d’acquérir la capacité d’aider les autres à s’en libérer. Pour cela, il convient de régler notre conduite en conciliant équitablement notre propre désir de bien-être avec celui des autres, partant du principe que nos actes doivent contribuer simultanément à notre bonheur et à celui de tous les êtres vivants et éviter de leur causer du tort. Ainsi doit-on renoncer à tout plaisir égoïste. Il convient d’accomplir un acte qui contribue au bonheur d’autrui, même si nous le ressentons sur le moment comme déplaisant. Il est certain qu’en fin de compte il concourra également à notre bonheur véritable, c’est-à-dire à la satisfaction d’avoir agi en conformité avec notre nature profonde.
Il n’est pas question ici de définir le Bien et le Mal dans l’absolu, mais de prendre conscience du bonheur et de la souffrance que l’on engendre, en actes, en paroles et en pensées. Deux facteurs principaux sont déterminants : la motivation et le résultat de nos actes.
Les préceptes éthiques mettent en évidence les conséquences de nos actes et nous incitent à éviter ceux qui provoquent la souffrance à court ou à long terme. Pour ne jamais perdre de vue la situation de l’autre, il faut commencer par adopter son point de vue puis qu’on l’aime comme soi-même et enfin qu’on lui accorde la plus grande importance, car nous ne sommes qu’un seul être au regard des autres qui sont innombrables.
L’histoire a montré que les idéaux utopiques et les dogmes se réclamant du Bien et du Mal ont conduit, au cours des siècles, à l’intolérance, aux persécutions religieuses et aux régimes totalitaires. Selon la formule caricaturale reprise de diverses façons par les tenants de ces idéaux : « Au nom du Bien absolu, nous allons faire de vous des êtres heureux. Toutefois, si vous refusez, nous aurons le regret de vous éliminer. » L’éthique bouddhiste du bonheur, elle, refuse ces modèles figés pour diriger son esquif sur le flux incessant des phénomènes qui se déploient en mille formes dont nous devons impérativement tenir compte. C’est seulement au prix de cette constante exigence de sagesse et de compassion que nous pouvons réellement devenir les responsables et les héritiers du bonheur.
Chapitre 23 : Comme le torrent qui court vers la mer… Le bonheur en présence de la mort.
La mort, si lointaine et si proche. Lointaine, car on imagine toujours qu’elle est pour plus tard ; proche puisqu’elle peut frapper n’importe quand. Si la mort est certaine, son heure est imprévisible. Lorsqu’elle se présente, nulle éloquence ne peut la convaincre d’attendre, nulle puissance la repousser, nulle richesse la soudoyer, nulle beauté la séduire.
Pour celui qui a su extraire la quintessence de l’existence, la mort n’est pas une déchéance ultime, mais l’achèvement serein d’une vie bien vécue : une belle mort est l’aboutissement d’une belle vie.
Se rappeler la mort pour enrichir chaque instant de la vie :
Comment faire face à la mort sans tourner le dos à la vie ? La manière dont on envisage la mort influence considérablement la qualité de la vie. Certains sont terrifiés, d’autres préfèrent l’ignorer, d’autres encore la contemplent pour mieux apprécier chaque instant qui passe et reconnaître ce qui vaut la peine d’être vécu. Elle leur sert de rappel pour aiguillonner leur diligence et éviter de dilapider leur temps en vaines distractions. Égal devant l’obligation de lui faire face, chacun diffère quant à la manière de s’y préparer. Ne rien avoir à regretter ? Celui qui a tiré le maximum du potentiel extraordinaire que lui a offert la vie humaine, pourquoi serait-il rongé de regret ? On ne peut se reprocher que ce que l’on a négligé. Celui qui a mis à profit chaque instant de sa vie pour devenir un être meilleur et contribuer au bonheur des autres peut légitimement mourir en paix.
Chapitre 24 : Un chemin
L’intention qui doit nous conduire sur un chemin spirituel est celle de nous transformer en vue d’aider les autres à se libérer de la souffrance. Cela, dans un premier temps, nous amène à constater notre propre impuissance. Vient ensuite le désir de se perfectionner pour y remédier. L’invulnérabilité à l’égard des circonstances extérieures, née de la liberté intérieure, devient notre armure dans la bataille contre la souffrance d’autrui. Une fois que nous nous sommes engagés sur une voie spirituelle et que nous la pratiquons avec persévérance, ce qui compte vraiment c’est de s’apercevoir, au terme de quelques mois ou de quelques années, que tout n’est plus comme avant et que, notamment, on est devenu incapable de nuire sciemment aux autres. Et que l’orgueil, l’envie, la confusion mentale ne règnent plus en maîtres incontestés de notre esprit. Si une pratique, une ascèse, même sincère et assidue, ne font pas de nous un être meilleur et ne contribuent en rien au bonheur des autres, à quoi servent-elles ? Il importe donc de se poser cette question à maintes reprises et de faire le point avec lucidité. Où en sommes-nous ? Stagnation, effondrement ou progrès ? Une fois l’harmonie établie en soi, il sera plus facile de la faire régner dans le cercle de nos proches, avant d’en étendre peu à peu le rayonnement à toute notre activité dans la société.
Il ne peut exister de méthode unique, un seul remède ou une seule nourriture pour progresser sans obstacle vers la libération de la souffrance. La diversité des moyens reflète la diversité des êtres. Chacun se met en marche à partir du point où il se trouve, avec une nature, des dispositions personnelles, une architecture intellectuelle, des croyances différentes… Et chacun peut trouver une méthode qui lui soit adaptée, pour travailler sur la pensée et se libérer progressivement du joug des émotions nuisibles, avant de percevoir la nature ultime de l’esprit.
Ainsi que tout apprentissage, la pratique d’une voie spirituelle comporte plusieurs étapes. Il faut d’abord recevoir un enseignement, puis l’assimiler. Un enfant ne naît pas avec la science infuse. Ensuite, il faut éviter que ce savoir ne reste lettre morte, comme de beaux livres que l’on consulte à peine, il faut réfléchir profondément à son sens. On ne saurait pour autant se contenter d’une simple compréhension intellectuelle. Ce n’est pas en laissant l’ordonnance du médecin sur la table de chevet, ni même en la connaissant par cœur que l’on peut guérir. Il est nécessaire d’intégrer ce que l’on a compris, afin que cette compréhension se mêle intimement au courant de notre esprit. Il ne s’agit plus alors de théories, mais de transformation de soi.
Pour favoriser l’épanouissement d’une méditation et d’une transformation de soi qui sont de prime abord fragiles, il est parfois nécessaire de se plonger dans un profond recueillement qui se trouve plus aisément dans la solitude tranquille d’un lieu retiré. Dans le tourbillon de la vie quotidienne, on est souvent balloté ou démuni, trop faible même pour se livrer aux exercices qui permettraient d’acquérir des forces. Se retirer dans la solitude, ce n’est pas se désintéresser du sort des autres, bien au contraire. Prendre quelque distance vis-à-vis de l’agitation du monde permet de voir les choses selon une perspective nouvelle, plus vaste et plus sereine, et donc de mieux comprendre la dynamique du bonheur et de la souffrance. En trouvant soi-même la paix intérieure, on devient capable de la partager avec autrui. Ces périodes de solitude n’ont de valeur que dans la mesure où la compréhension et la force ainsi acquises « tiennent le coup » lorsqu’elles sont exposées aux vents de l’existence. Et cela doit se vérifier aussi bien dans l’adversité qui peut provoquer le découragement, que dans le succès qui nous incite souvent à l’arrogance et à la paresse. Ce n’est pas facile, car nos habitudes et tendances sont tenaces.